La présente note est un essai de synthèse de l’atelier-brainstorming sur les formes et aspects de la problématique du foncier dans le Grand Nord Cameroun. Cet atelier s’est tenu le 19/09/2014 à l’Hôtel Tou’Ngou à Yaoundé, sous l’initiative de la Fondation Paul Ango Ela, dans le cadre de son Observatoire sur le foncier. L’atelier avait pour objectif de confronter les analyses produites dans le cadre de l’Observatoire avec des situations qui prennent place dans les régions de l’Adamaoua, du Nord et de l’Extrême-Nord du Cameroun.
L’atelier a rassemblé une dizaine d’experts (voir liste des participants en Annexe…) ayant une bonne connaissance des problèmes fonciers et des questions de développement dans cette région. Le choix du travail en petite groupe, d’une approche d’échange libre et informel procédait d’un souci d’efficacité dans la production d’une information de qualité et d’une analyse plus approfondie et la plus complète possible. Le fil conducteur de l’atelier articulait trois points, à savoir : 1) Identifier et débattre des vecteurs de la pression foncière dans le Grand Nord en mettant en relief les nouvelles dimensions ; 2) Identifier les initiatives aussi bien endogènes (mécanismes de gestion de l’accès aux terres) qu’exogènes, notamment les interventions de l’État et de ses partenaires pour gérer l’accès et l’utilisation des terres ; 3) les risques sociopolitiques réels et potentiels qui se dégagent des nouvelles dimensions de la question foncière dans le Grand Nord. L’économie des discussions présentée dans cette note en suivant les mêmes articulations.
Les vecteurs de la pression foncière dans le Grand Nord
Migrations, mobilité et réfugiés
La mobilité des hommes et de leurs biens, notamment du bétail a été identifiée comme un des paramètres importants dans la question foncière au Grand Nord. Cette réalité révèle diverses situations : la mobilité transfrontalière et les situations troubles récentes ainsi que leurs conséquences sur le foncier.
Mobilité historique transfrontalière. La mobilité transfrontalière des communautés se déroule suivant une sorte de balancier et en fonction des facteurs comme la saisonnalité. Il s’agit de pratiques séculaires qui ont toujours eu lieu et qui continuent dans le cadre des États-nations actuels. De nombreux exemples existent. Les Peuhl, Moundang, Kanuri et Massai évoluent comme des peuples sans frontière et sans attachement foncier véritable. Ils se déplacent dans un automatisme naturel. Ce mouvement de balancier était également connu entre les Mbororo de Centrafrique et ceux du Cameroun. Les facteurs explicatifs de ce balancier se rapportent aux liens historiques entre les communautés, la saisonnalité de leur système de production, avec notamment la recherche du pâturage comme principal mobile. Ces mouvements étaient régulés par des pratiques négociés entre nouveaux arrivants et ceux installés précédemment. Dans le même ordre d’idées, des individus vivants au Cameroun peuvent avoir des champs sur le territoire du Nigeria, de la Centrafrique ou du Tchad.
Situations troubles récentes et conséquences foncières. Des pays voisins du Cameroun ont vécu et continuent de vivre des situations sociopolitiques troubles, ce qui entraine un afflux massif de réfugiés dans plusieurs localités du Cameroun, dans des proportions que peuvent remettre en question les équilibres connus. Le Grand nord a accueilli des masses importantes des populations du Tchad en raison de l’instabilité politique qui y a prévalu pendant près de 25 ans. L’actualité de ces dernières années se focalise sur les afflux de réfugiés provenant du Nigeria et de la Centrafrique. En 2008-2009, les phénomènes de coupeur de route et de prise d’otage en Centrafrique ont provoqué un repli au Cameroun des migrants qui s’étaient installés en Centrafrique deux décennies plus tôt. Des premiers camps de réfugiés ont ainsi vu le jour à l’Est-Cameroun sous la houlette du HCR.
Avec la situation sociopolitique trouve actuelles en Centrafrique, les vagues de réfugiés se sont accumulées au Cameroun. On estime à près de 131000 réfugiés (PREGESCO) dans les localités de Meiganga et Garoua-Boulai. Cette situation change complètement les données de la démographie locale et celles du cheptel bovin. En effet, on estime qu’une famille peut migrer avec au moins 100 têtes et on arrive ainsi à des situations critiques atteignant les 2ha par tête. Le mouvement de balancier décrit plus haut ne fonctionne plus. Avant, des éleveurs nomades Mbororo et des commerçants nomades peuhls allaient et revenaient. Aujourd’hui, il y en a qui s’étaient installés depuis deux ou trois générations en Centrafrique et qui reviennent pour la première fois sans une perspective de retour immédiatement envisageable. Des pratiques observées chez de nouveaux arrivants montrent que l’installation de ceux-ci s’inscrit dans une stratégie durable. Ils achètent des terres, des maisons, des commerces dans des proportions inédites. Ceci a eu pour effet de provoquer un repli identitaire, notamment chez les Gbaya, les communautés d’agriculteurs locaux. Le conflit Gbaya-Peuhl à Meiganga s’explique par ce contexte. Des élites, dit-on, ont instrumentalisé cette situation et ont acheté des armes pour préparer un projet de guerre qui, visiblement, a été étouffé par l’administration avec le concours de la chefferie traditionnelle.
Dans le département de la Vina, dans l’Adamaoua, l’arrivée de nouvelles vagues d’éleveurs Mbororo pose le problème de savoir qui peut s’installer ou pas. Dans cette région, le principe qui a toujours prévalu, en ce qui concerne le cheptel Mbororo, est que ces animaux peuvent transiter mais ne pas s’implanter dans la région. Cependant, grâce à des accords avec les Peuhls, certains Mbororo ont se sédentariser depuis des décennies. Les nouveaux Mbororo (arrivant de Centrafrique) sont considérés comme étrangers Centrafricains parce qu’ils parlent Sango. Ceux-ci s’étaient installés il y a une deux ou trois décennies dans une Centrafrique relativement en paix en ce moment-là. Leur retour génère une situation critique. On relève que les Mobororo sédentarisés auprès des Peuhls et spécialisés dans le commerce du bétail font alliance avec les Peulhs pour faire face aux nouveaux arrivants. On peut constater, comme l’illustre ce cas, que l’identité ethnique ne fonctionne pas comme instrument de solidarité entre Mbororo anciennement installés et ceux nouvellement venus.
A Mora, on estime à environ 20000 le nombre de réfugiés déplacés en raison du problème de l’extrémisme religieux au Nigeria. Les populations de déplacés présentent plusieurs réalités dans leur intégration au Cameroun. Si on peut postuler et même constater que le fait de parler la même langue et de partager la même culture facilite l’intégration de certains groupes de réfugiés au Cameroun, on peut également relever des cas plus problématiques. Le cas des Mafa vivant de part et d’autre entre le Cameroun et le Nigeria l’illustre amplement. Il pose d’une part la question de la nationalité : Qui est Camerounais ou Nigérian ? La réponse à cette question est importante d’un point de vue de la gestion des refugiés aussi bien par l’Etat Camerounais que par le HCR. La nationalité camerounaise épargne le nouvel arrivant d’être confiné dans les camps de réfugiés, alors que la carte d’identité nigériane l’y oblige. Or, il s’est trouvé que nombre de réfugiés disposent des deux cartes d’identités, dans un contexte où la distribution de cartes d’identités et de cartes électorales, même à des citoyens nigérians, fait souvent partie des stratégies de fraude électorale au Cameroun. Il devient donc difficile de trancher sur la base de ces documents. Pour le HCR, sont exclus des camps des camps de réfugiés ceux qui disposent d’une carte d’identité camerounaise. Cette décision ne semblait pas suffisante pour l’armée camerounaise, également impliquée dans la gestion de cette crise. Pour elle, la carte d’identité camerounaise ne suffit pas, la carte électorale présente de plus de garantie.
L’accueil des ‘frères’ et ‘sœurs’ en provenance du Nigeria par leurs familles posent également des problèmes. Les migrants de retour ont besoin de terres pour pratiquer l’agriculteur, mais visiblement on constate des résistances de la part des frères restés au Cameroun pour leur accorder des lopins de terres. On a relevé des situations où des parents restés au pays nient la parenté qui les lient avec les nouveaux arrivants. Cette situation soulève un questionnement qui illustre la situation de crise : Sur la base de quelle règle faut-il trancher ? Les règles coutumières ? Existe-t-il des règles nationales ou régionales pour le faire ? Les accords régionaux sur le couloir de transhumance peuvent-ils gérer ce genre de problème ?
Les types d’utilisation des terres
La question de l’affectation des terres pour différents usages a également été identifiée comme un important vecteur du problème foncier dans le Grand Nord. Les observateurs sont unanimes pour admettre que, dans le conflit qui oppose l’élevage à l’agriculture, l’élevage apparaît comme le laisser pour compte pour plusieurs raisons. Le premier tient au fait que l’élevage est généralement confiné dans les espaces communs et ne marque pas la propriété foncière avec d’autant d’efficacité que le fait l’agriculture. Les éleveurs sont ainsi marginalisés dans le processus d’appropriation des terres, ce qui rend leur activité extrêmement précaire. La culture du coton particulièrement constitue une activité consommatrice de beaucoup d’espace, d’où la plainte des éleveurs par rapport à cette boulimie de l’espace de la coton-culture au détriment de l’élevage. Des témoignages font état d’éleveurs qui installent des campements pendant 30 ans mais finissent par être sommés de déguerpir à un moment donné. Cette situation prévaut particulièrement à l’Extrême-Nord. Dans l’Adamaoua, elle serait inversée avec une domination des éleveurs sur les agriculteurs : 20 à 30% de l’espace est utilisé par les éleveurs. Les champs sont clôturés ici alors que dans l’Extrême-Nord les clôtures sont davantage construites autour des parcs à bétail. La situation plus ou moins confortable de l’élevage dans l’Adamaoua procède d’une politique volontariste de l’État.
Cependant, on relève que dans l’Adamaoua un accaparement de terre se fait au profit des grands producteurs bovins : 2 à 5% d’éleveurs sont des ranchers, mais possèdent à eux-seuls 40 à 50% de l’espace, alors que 90% du cheptel restant faufilent entre ces grands ranchs.
Les parcs nationaux constituent un autre facteur de pression sur les terres. En effet, les éleveurs buttent sur les différentes catégories d’aires protégées érigées dans cette région, dans leur recherche du pâturage et ont du mal à comprendre la mise en réserve de telles quantités de terres.
Le droit positif étatique et interétatique
La gestion du foncier par le droit étatique et interétatique a également été relevée comme un des problèmes. En effet, la question de l’existence et de l’efficacité des instruments régionaux pour gérer les hommes et leur bien n’a pas trouvé une réponse satisfaisante. On a relevé le fait que des cadres régionaux existent, à l’instar des textes sur le mouvement transfrontalier du bétail au sein de la CEMAC, de la Commission du bassin du Lac Tchad (CBLT), de l’Accord sur le corridor de transhumance entre le Tchad, Niger, Nigeria et Cameroun qui canalise géographiquement ce trajet le long des routes les plus accessibles. Les difficultés à gérer l’afflux des réfugiés ci-dessus présenté démontre les limites de ces instruments régionaux.
Gestion coutumière de l’accès aux terres
Les discussions ont fait émerger la gestion coutumière de l’accès aux terres comme un des vecteurs des problèmes fonciers. Celle-ci repose sur un ensemble de règles et de principes qui, eux aussi, n’apportent pas forcement des solutions idoines au contexte de crise actuel. Ces règles qui prévalent dans la redistribution des terres sont le résultat des conquêtes d’hier. Ainsi, les descendants d’Ousman Dan Fodio contrôlent-ils de vastes territoires dans une bonne partie du Grand Nord parce qu’ils sont à la tête de plusieurs chefferies traditionnelles. Les familles qui ont participé à ces conquêtes disposent d’un statut privilégié dans l’accès au foncier, comparées aux autres. On peut donc relever deux situations par rapport à l’accès aux terres : 1) ceux qui, en raison de l’histoire, contrôlent les terres, les transmettent par héritage d’une génération à l’autre et ont même la possibilité de les céder temporairement ou d’aliéner ces terres aux autres ; 2) ceux qui ne disposent que des droits précaires comme l’usufruit. Cette différence fondamentale se comprend mieux au travers des concepts de niveau d’appropriation chez les Peuhl. En effet, lorsqu’une famille peuhle érige un village, y installe son cheptel et y demeure un ou deux ans, si cette espace est désigné ‘gourore’ après son déménagement. Cette appellation renvoie à ancien site où il y a eu un élevage et une famille qui garde encore des droits sur cette espace. Cette espace lui appartient toujours malgré son absence. Par contre, lorsqu’une famille non peuhle s’installe dans les mêmes circonstances et mène ses activités agricoles, l’appellation ‘bamgo’ a son départ révèle qu’elle n’y a plus de droit et l’occupait donc dans des conditions d’usufruit.
En raison de la faible présence de l’administration sur le terrain, le rôle des autorités traditionnelles dans l’accès à l’espace demeure prépondérant. On note ainsi, dans le lamidat de Rey Bouba, l’importance des relais locaux (Dogaris, Djaoro) dans la gestion des terres (délimitation des aires installation, désignation des représentants des migrants, gestion des conflits fonciers, etc.). Le développement d’un consensus sur les politiques publiques en matière de gestion de l’espace devient difficile dans ce contexte.
Un des problèmes, dans le contexte actuel, est celui de l’équité dans l’accès aux terres. On révèle que de grands commerçants et des élites de l’administration accaparent de vastes étendues de terres avec la connivence des plusieurs autorités traditionnels. Ceci pose un sérieux problèmes d’accès aux pâturages pour la majorité des éleveurs qui buttent désormais sur de grands ranchs. L’autre problème, dans ce contexte de domination du système de chefferie peuhle, est la gestion de l’accès aux terres pour les peuples des montagnes ; ceux-ci qui sont organisés suivant un modèle de chefferie différent. Le malaise de ces derniers vient de ce que le conflit de représentation de la chefferie traditionnelle avec les lamibes, implique pour les montagnards d’entrer dans des rapports de force qui leur sont défavorables et qui nécessite l’arbitrage d’autorités administratives qui refusent de se prononcer. Il s’agit d’une des questions auxquelles le processus de décentralisation devra apporter une réponse.
Les conditions agro-écologiques
La raréfaction de bonnes terres est un des constats autour duquel le consensus s’est dégagé pendant l’atelier et qui contribue à la pression sur le foncier. Plusieurs raisons, dont la baisse de la pluviométrie, ont été évoquées pour justifier la paupérisation des terres qui au fil des ans repousse le front pionnier agricole de l’Extrême-Nord vers le Nord et ensuite vers l’Adamaoua. Il y a une dizaine d’années, une étude de l’IRAD révélait que la zone cotonnière du Nord Cameroun perdait plus de 5000ha du parc arable chaque année. Ce phénomène est à l’origine de la course aux terres encore fertiles qui se déroulent dans des conditions peu organisées et pose le problème de la stabilisation de l’agriculture.
Impact des grands projets
La pression des grands projets sur les terres est une réalité dont l’ampleur varie suivant différentes époques. Les projets recensés concernent plusieurs domaines : les grands projets structurants de barrage hydroélectrique (Lom et Djerem), le Pipeline Tchad-Cameroun dans l’Adamaoua et le Nord, les projets d’exploitation minière (le saphir dans 3 départements, l’Uranium à Poli, le calcaire par ROCAGLIA, la cimenterie de Figuil), le Corridor routier Moundou-Kousseri, le chemin de fer N’Gaoundéré – Ndjamena, les parcs nationaux en augmentation dans le Grand Nord et probablement le pétrole dans le Mayo Danai, dans un avenir.
Le Projet Nord-est Bénoué illustre à suffisance les impacts d’un grand projets sur le foncier. Mis en œuvre entre 1972 et 2004, ce projet a consisté à faire émigrer des ménages de l’Extrême-Nord surpeuplé pour les installer dans le bassin de la Bénoué. Il s’agissait dans ce rééquilibrage de la population d’installer des communautés d’agriculteurs dans un bassin fertile et de leur offrir des conditions favorables (dont l’accès au foncier) pour l’investissement. Cette initiative a transformé ce bassin en véritable grenier pour le Cameroun. D’un autre côte, elle a occasionné une densification de la population dans ce bassin et s’est même déroulé par suite de manière informelle, sans véritable encadrement. Ceci a enclenché une compétition pour le foncier qui ne s’est plus arrêtée. En 1972-75, le Nord comptait environ 4 habitants/km2 contre environ 30 de nos jours. En tenant compte de la quantité de terre accessible, ce ratio s’élève à 137hbts/km2. Ceci a évolué en un peu plus de trois décennies (35 ans). Il y a eu dans le bassin de la Bénoué un basculement de la dominance de l’élevage à celle de l’agriculture: dans les années 1980, le bassin comptait 70% d’éleveurs contre 30% d’agriculteurs ; aujourd’hui cette proportion s’est inversée à 30% d’éleveurs contre 70% d’agriculteurs. La raréfaction des terres repousse le front pionnier agricole, qui évolue de manière désordonnée, de la zone de la Bénoué vers l’Adamaoua.
Les initiatives de gestion du foncier
La gestion endogène
Les réponses endogènes en matière de gestion foncière sont sans doute les plus présentes en raison de l’omniprésence de l’autorité traditionnelle. La discussion n’a pas généré de nombreux exemples, mais on peut retenir au moins trois modalités qui découlent des stratégies des acteurs faces aux nouvelles pressions foncières. La première est la formation ou le renforcement d’alliances entre groupes présents sur un site contre les nouveaux venus qui risquent réduire les privilèges ou déstructurer les relations précédemment établies. C’est ainsi qu’on peut comprendre comment fonctionne les alliances les Peuhls et Mbororo, qui se sont plus ou moins sédentarisés dans l’Adamaoua, contre les Mbororo nouvellement arrivés de Centrafrique à la recherche de pâturages. Les nouveaux arrivants ne peuvent accéder à la terre par le truchement de leurs ‘frères’ de la tribu parce qu’ils risquent de créer un déséquilibre dans une alliance dont les clauses peuvent être remises en cause par les Peuhls qui ont le contrôle du fonciers. La deuxième modalité, que révèle méconnaissance chez les Mafa du ‘frère’ qui revient du Nigeria, est un refus de partager les rares ressources foncières qui existent encore. Elle révèle un des défis auxquels le régime foncier coutumier fait face dans le contexte d’amenuisement de la ressource foncière. Ces deux première modalités font partie de ce qu’on peut désigner comme des stratégies concrètes et actives d’écartement des potentiels ayant-droits. La troisième modalité, quant- à -elle, traduit l’impuissance des acteurs qui s’en remettent au religieux. Ainsi, par exemple, les éleveurs organisent-ils des rites propitiatoires et des séances de prières afin que le projet d’exploitation de la bauxite de Minim, Martap et Ngaoundal ne se réalise jamais. Il y a, en effet, un chevauchement entre cette zone de prédilection pour l’élevage (qui couvre 4 arrondissements et 2 départements) et les importants gisements de bauxite que ce projet devra excaver. Les éleveurs s’en remettent à la puissance des esprits parce qu’ils sont probablement conscients que le rapport de force ne leur est pas favorable.
Les interventions de l’Etat et de ses partenaires
Malgré la multitude de projets et d’initiatives menés par l’Etat et ses partenaires, une question demeure : la prise en charge très limitées des problèmes du Grand Nord par les politiques publiques traduit-elle l’absence de conviction que cette région peut se développer ou plutôt un déficit de ressources naturelles, notamment des bonnes terres pour l’agriculture ? On peut en effet identifier une diversité d’initiatives qui sont focalisées sur l’investissement agricole, les questions foncières et l’aménagement du territoire : MEADEX (Extrême nord), MEADEN (Nord), SEMRIZ 1, 2 et 3, Nord-est Bénoué, etc.
Le Programme d’Appui à la Sécurisation et à la Gestion Intégrée des Ressources Agro-pastorales au Nord Cameroun (ASGIRAP) est l’une des récentes initiatives. Financée à concurrence de 6,6 milliards de francs CFA par l’Agence Française de Développement (AFD), dans le cadre du Contrat de Désendettement et Développement (C2D), ce programme sera conjointement mis en œuvre par le Ministère de l’Agriculture et du Développement Rural (MINADER) et le Ministère de l’Elevage, des Pêches et des Industries Animales (MINEPIA) dans 20 communes et 200 villages de l’Adamaoua, le Nord et l’Extrême-Nord.
Ce programme se propose entre autres d’aborder des problèmes fonciers déjà connus :
1) appuyer la gestion concertée des territoires, en particulier là où des conflits existent entre élevage et agriculture, afin d’optimiser la gestion collective des ressources naturelles ;
2) améliorer la durabilité et la productivité des systèmes d’exploitation cotonniers et non cotonniers (protection et plantation d’arbres, réhabilitation de points d’eau pour le bétail, réouverture de pistes
de transhumance …) et des exploitations (production et stockage de fourrage, insertion de
légumineuses dans les rotations culturales, systèmes de cultures sur couverture végétale…).
Une des attentes par rapport ASGIRAP est qu’il réduise les conflits autour de l’usage des sols entre agriculteurs et éleveurs. Mais, de l’avis d’observateurs, ASGIRAP porte les germes de son échec parce qu’il vise d’abord à protéger le producteur du coton et donc offre peu d’opportunités aux éleveurs dont on vu l’ampleur des problèmes fonciers. Les solutions que proposent ASGIRAP ne semblent pas assez appropriées dans le contexte actuel de multiple pression foncière parce la version actuelle du document du programme a été élaborée dans un autre contexte, il y a une dizaine d’années.
ASGIRAP pose les problèmes déjà abordés dans de précédent projet comme CPDT, EZA 1 et EZA2, SODECOTON, mais n’apporte pas de solutions innovantes et efficaces. Les résultats des efforts portés sur les pistes de transhumances, par exemple, ne semblent pas encourageant. En effet, les précédant projets se sont attelé à définir et cartographier 32 espaces pastoraux, en les resautant par des corridors de transhumance de la limite du Mayo Tsanaga jusqu’aux berges de la Bénoué. Une évaluation récente de ces espaces constate qu’il n’y a que 10 à 12 de ces espaces qui restent viables (et même d’une viabilité très limitée), en raison de la paupérisation du pâturage et l’envahissement par les activités agricoles. En effet, lorsqu’on délimite un espace dans un village, les agriculteurs pensent que l’éleveur n’a droit qu’à cet espace et ceci entraîne la surcharge de l’espace délimité qui se paupérise en 2 ans et oblige l’éleveur à aller chercher ailleurs. En plus, le berger lui-même utilise cet espace pour faire des champs l’année suivante. Lorsque que des personnes à la recherche des terres pour l’agriculture arrivent dans le village chef traditionnel les dirige vers ces espaces pastoraux. L’espace pastoral finit ainsi par disparaître. La question de la sécurisation des espaces pastoraux demeurent donc entière et ASGIRAF, dans sa formulation actuelle, ne semble pas apporter des solutions suffisantes.
Les risques sociopolitiques et défis attachés aux nouvelles pressions sur le foncier
Une des hypothèses qui sous-tendait la discussion consistait à penser que les conflits sociopolitiques dans les pays voisins ont des répercussions sur divers aspects de la vie des communautés au Cameroun et, forcément entraîner des risques de différentes natures. L’objet de cette section est de mettre en reliefs ces risques sociopolitiques réels et potentiels et les défis qu’ils posent, notamment pour les politiques publiques au Cameroun.
Problèmes fonciers des migrants de retour et difficultés de réinsertion socioéconomique
La réinsertion sociale des migrants retours, notamment par l’accès au foncier pour la production économique, n’est pas garantie pour toutes les familles qui sont retournées au Cameroun. Cette situation révèle que les structures traditionnelles n’ont pas fonctionné comme on aurait pu s’attendre et appelle donc des politiques publiques à la hauteur du problème. La qualité des réponses de telles politiques dépend également de l’appréciation du phénomène par la recherche. Combien de Camerounais sont en situation de migrant de retour ? Quelle proportion par rapport aux autres refugiés (Nigerians et Centrafricains) ? Que représente leur besoin en terre ? Comment intégrer ces besoins dans un contexte ou le front pionnier agricole recule tous les ans ?
Afflux des réfugiés, demandes importantes des terres et inflation
En plus des migrants de retour, on compte une importante masse de réfugiés aussi bien à l’Est que dans le Grand Nord. On a noté parmi les nouveaux arrivants des stratégies d’insertion foncière par l’achat des terres, notamment à Meiganga, et dont les répercussions en termes de risque de rupture des équilibres de la structure des communautés dans la localité se sont fait sentir. On n’a également relevé des réactions identitaires des Gbaya, qui se sont sentis menacés par ce déséquilibre et ont pensé qu’une guerre contre les nouveaux arrivants pouvait rétablir l’équilibre en train de se rompre. L’accès au foncier de nouveaux arrivants peut créer un sentiment d’insécurité et entraîner des troubles sociopolitiques dans la société d’accueil.
L’autre aspect du risque de déstabilisation réside dans le transfert du conflit mené en Centrafrique sur le territoire camerounais, notamment entre refugiés qui constituent les différentes composantes des groupes en conflit dans le pays d’origine. Certaines spéculations anticipent également sur une implication des groupes ethniques installées au Cameroun dans ces affrontements, au nom de la cause des ethnies ‘sœurs’ en provenance de Centrafrique. Bien que spéculatives, ces lectures prospectives méritent une attention de la part des autorités.
Sur le plan économique, des localités comme Meiganga et Garoua Boulai subissent une inflation des prix des denrées alimentaires que l’on situe autour de 100%. La situation plus au Nord (Garoua ou Maroua) s’empire en raison de la fermeture des frontières avec le Nigeria, du couvre-feu et de l’interdiction des déplacements à l’aide motos décidée par les pouvoirs publics. Cette décision pose un sérieux problème à la jeunesse dont le transport par moto constitue la profession et, de manière prospective, un potentiel problème de sécurité si ces jeunes se reconvertissent dans les activités de terrorisme combattues par l’Etat.
Epizootie et gestion des cheptels des éleveurs refugiés
Au-delà du problème de pâturage que pose l’afflux des cheptels bovins en provenance de Centrafrique se pose également celui de leur veille sanitaire. En effet, la zone dans laquelle ces animaux circulent en moment (entre Garoua Boulai et Abong-Mbang) est la région de prédilection de la mouche tsé-tsé. Il y a donc un risque pour les pasteurs nomades refugiés de perdent leurs animaux et de se retrouver dans une situation économique encore plus précaire. Les autorités camerounaises ont-elles les moyens et la capacité gérer ce problème de veille sanitaire des nouveaux cheptels ?
Insuffisances et revers des politiques publiques
Les initiatives de gestion des problèmes fonciers dans le Grand Nord ainsi que la prise en charge des refugies génèrent, dans certains cas, des réactions qui deviennent des blocages à la conduite de l’action publique et soulèvent la question de l’approche dans la conduite des politiques publiques. Ainsi, la création des 32 couloirs de transhumance qui visait à sécuriser l’espace pour l’éleveur nomade a amené des communautés à se braquer contre les éleveurs – ‘nous ne voulons plus les éleveurs ici !’. Cette radicalisation d’agriculteurs contre des éleveurs questionne l’efficacité des approches pour construire les consensus autour des corridors de transhumance.
La prise en charge des refugiés est perçue par certaines communautés qui n’ont jamais bénéficié de l’attention de l’Etat comme une pratique discriminatoire : ‘Ces gens ne sont pas d’ici et vous faites tout pour eux. Nous on est là depuis longtemps personne ne s’en occupe’. L’expression de ce mécontentement pose le problème de l’articulation des politique en matière de refugies avec celles du développement des localités où les réfugiés sont hébergés.
Impasse des régimes fonciers étatiques et coutumiers face aux nouvelles pressions
Comment faire face à l’impasse des régimes fonciers étatiques et coutumiers face aux questions foncières qui se posent dans le contexte actuel ? On l’a déjà évoqué plus haut, le cas de certains migrants de retour montre que le droit coutumier ne parvient pas à gérer leur intégration dans leur terroir de départ. Les tentatives de sécurisation des espaces pastoraux ne semblent pas marcher, malgré les différentes approches expérimentées : délimitation forcée par arrêté préfectoral, délimitation concertée, etc. Bien plus, les tentatives de planification de l’utilisation de l’espace – notamment les UTO – ne sont pas respectées. Ce constat relance la question de l’opportunité de la réforme foncière au Cameroun : Est-il nécessaire de réformer ou de trouver des solutions locales adaptées au cas par cas ? S’il faut risquer de s’engager dans un long et lourd processus de réforme : que faut-il réellement reformer ?
Les défis de la sédentarisation
Le contexte ci-dessus décrit – le recul permanent du front pionnier agricole, l’amenuisement et même la disparition des zones de pâturages, l’augmentation exponentielle du parc bovin au Cameroun en raison des conflits sociopolitiques au Nigeria et en Centrafrique – met en demeure de penser la sédentarisation. Il y a de fortes chances que les nouveaux migrants s’installent pas provisoirement mais beaucoup plus longtemps ou définitivement au Cameroun. La compétition foncière que cette présence entraîne pose le problème de l’encadrement de la sédentarisation des communautés d’éleveurs et d’agriculteurs.
Un consensus se dégage sur la nécessité de stabiliser l’élevage bovin, ce qui implique des solutions techniques (choix des animaux plus utiles, plus productifs et en petits nombres) qui appellent d’autres préoccupations. L’éleveur a-t-il les moyens de mener un élevage stabilisé ? En a-t-il le savoir le savoir-faire? Ceci implique d’énormes efforts de changement de perception et de mode de vie. Mais aussi, aider l’éleveur à accéder au foncier et à investir devient incontournable. La généralisation de la pratique de champs fourragers est promue dans le cadre de certaines initiatives, notamment APES. Mais, jusqu’où est-on allé dans la promotion de ces nouvelles pratiques ? Le berger dans l’âme perçoit-il de telles activités de plantation du fourrager comme dégradante ? L’installation des éleveurs nomades est exigeante et demande des appuis multiformes qui s’inscrivent dans une perspective durable. Selon des observateurs, les résultats du projet APES doivent être relativisés. En effet, on relève que les succès enregistrés dans la création de champs fourragers le sont dans les zones où des communautés d’éleveurs se sont installées depuis longtemps et non dans le cas des pasteurs encore nomades. C’est le cas des éleveurs de la Vina. La question des conditions de réussite des cultures fourragères est ainsi posée.
La même question se pose dans le cas de l’agriculture. La paupérisation des sols et l’évolution du front pionnier agricole suggère qu’il faut appuyer les agriculteurs à se fixer. Ceci implique d’important investissements et de sécuriser les installations.
Les risques sociopolitiques d’une absence de perspective claire sur l’avenir des communautés d’éleveurs
La situation du pastoralisme dans un contexte d’amenuisement du pâturage et de compétition foncière au détriment des éleveurs nomades pose également le problème des risques sociopolitiques qui pourraient advenir de la disparition de l’éleveur nomade dans le contexte de l’Etat-nation. Un échec de la sédentarisation et l’absence d’une adaptation dans d’autres secteurs signifierait que des communautés disparaissent avec leur économie et leur mode de vie. Des analyses considèrent les phénomènes de coupeurs de route et de rébellion armée comme les conséquences de l’impasse auquel le pastoralisme fait face. La gestion de la transition et de l’adaptation auxquelles les pasteurs nomades sont soumis constituent donc un des gages de la sécurité et de la stabilité dans la région septentrionale.