L’impact de l’accaparement des terres sur la souveraineté alimentaire

Depuis la fin des années 1990, les régulations foncières ont été contraintes par les différentes crises (financière, alimentaire et énergétique) et une évolution exceptionnelle de la population dans les pays du sud, cette dernière accroissant le nombre de dépendants alimentaires. Tout ceci a pesé sur la sécurité alimentaire au niveau mondial, sur les politiques agricoles des pays et les systèmes de dévolution des terres dans les pays pauvres. Pour les pays du nord, la nécessité de sécuriser les approvisionnements alimentaires a poussés les pays dépendants des exportations à externaliser la production contrôlant de ce fait la terre et assurant la production pour l’acheminer dans son territoire ; Au même titre que l’industrie et les services, l’agriculture des pays riches est désormais délocalisée. De même, la crise financière a rendu rentables les investissements à long terme sur le foncier ; la terre est de plus en plus traitée comme n’importe quelle marchandise, ou comme n’importe quelle valeur refuge pour les capitaux à la recherche de rémunérations fortes et rapides.

De ce fait, pays, sociétés privées, fonds d’investissement et fonds de pensions, tous se ruent vers les réserves foncières du globe pour acquérir d’importantes superficies de terres riches. Ils y cultivent soit du vivrier pour leur population, soit des plantes oléagineuses pour la production des agro biocarburants.

Ce phénomène a reçu le nom d’accaparement des terres ou d’acquisition des terres à large échelle. La pression des États riches est tellement forte qu’on n’hésite plus à parler de nouvelle colonisation ou de ruée vers la terre. Dans les pays pauvres, en Afrique notamment, une des principales cibles des acquéreurs, la terre est un enjeu économique, politique et social permanant. Elle sert à la fois de support à l’identité, à la construction des territoires et à leur dynamique, mais aussi à la production des aliments (Chaléard J-L et Mesclier E. 2010 ; 587). Sa disponibilité ou sa rareté conditionne les politiques publiques et la sécurité alimentaire des populations d’un pays. Les cas d’accaparement posent la question de la sécurité et de la souveraineté alimentaires (Litalien F 2012). Dans ce contexte, la tenure foncière est devenue un champ d’action concurrentiel et conflictuel, qui met en compétition des acteurs asymétriques aux objectifs quelquefois contradictoires. Paysans, états et multinationales se la disputent âprement. La dégradation des conditions de vie dans les pays qui disposent encore d’un potentiel foncier appréciable Comment en sommes-nous arrivés là ?

Un phénomène mondial

L’accaparement des terres ou «land grabbing» est un phénomène qui s’observe au niveau mondial. Il revêt une certaine permanence dans le temps historique, puisqu’il n’existe aucun continent où l’on ne puisse pas en parler. Il y’en a eu en Afrique, où les colons ont usé du soutien de l’administration coloniale pour arracher des terres riches aux communautés indigènes et les mettre en valeur au profit de l’industrie européenne; il y’en a eu également en Amérique avec l’expulsion des populations indiennes par les Espagnols et les colons européens ; Même les pays occidentaux, où de nouvelles activités comme l’exploitation minière, la construction de route ou de chemin de fer, nécessitent l’expropriation des populations, ont connu ou connaissent des cas d’accaparement de terres. Ce processus, caractérisé par sa violence, reste donc d’actualité (Grains 2008). Ce qui change aujourd’hui c’est sa vitesse, son ampleur, la longueur de l’occupation et la diversité des acteurs. Les crises, alimentaire et financière, lui ont donné un coup d’accélérateur et un caractère nouveau et des conséquences imprévues. La crise alimentaire a disqualifié les mécanismes d’approvisionnement basés sur le marché : Le déficit enregistré dans les pays producteurs y a provoqué la rétention des aliments. Ceci a eu pour effets leur raréfaction sur le marché, l’augmentation des prix et une potentialisation du déficit des denrées alimentaires dans les pays importateurs. La crise financière a limité les moyens de paiements des États et des ménages. Ces mécanismes ont posé avec acuité le problème de la lutte contre la faim dans les pays les plus pauvres et celui de la sécurité alimentaire pour ceux qui dépendent largement des importations parce que ne disposant pas de terres arables (Chouquer 2012). Tout ceci a contribué à faire de l’alimentation un des grands enjeux du 21è siècle. Ces deux crises ont inspiré aux pays riches, mais surtout à ceux qui dépendent des importations alimentaires, la stratégie d’externalisation de la production. Une troisième crise, énergétique celle-là, fait craindre la fin des énergies fossiles d’ici à moins de 50 ans. Les milieux d’affaires anticipent cette fin annoncée en se reportant progressivement mais avec constance, sur des énergies alternatives, dont les biocarburants. Pour ce qui concerne ces derniers, le palmier à huile (Elaeis guineensis) et jatropha (Jatropha curcas et Jatropha gossipifolia), deux plantes tropicales, ont été identifiés comme ayant des rendements intéressants. Des multinationales et des acteurs institutionnels allant du secteur de la finance à celui de l’agro-alimentaire se sont donc orientées vers ce secteur porteur et accroissent une pression sur le foncier des pays tropicaux en participant à la curée. Ils produisent à la fois du vivrier et des biocarburants, pour s’assurer de nouvelles sources de profit. Le foncier n’est pas, en lui-même, un investissement classique pour beaucoup de ces acteurs, mais la conjonction des crises alimentaire et financière a transformé les terres agricoles en un nouvel actif stratégique. On peut donc clairement gagner de l’argent en prenant le contrôle des meilleurs sols, proches des ressources en eau, aussi rapidement que possible.

La crise économique pousse également à la revalorisation des matières premières. Le prix du cuivre augmente, ainsi que celui de l’or. Les réserves dont l’exploitation ne présentait jadis aucune rentabilité sont aujourd’hui convoitées. Les zones d’exploitation de ces minerais nécessitent des délocalisations de populations et leur installation ailleurs.

Les pays qui se sentent intéressés par l’acquisition des terres se subdivisent en deux catégories : ceux qui dépendent vraiment des importations pour nourrir leur population, dont la plupart se situent dans le Golfe persique, et ceux qui quoique disposant d’une certaine autosuffisance alimentaire, cherchent à préserver leur patrimoine foncier et hydraulique. Dans le premier groupe, se trouvent des pays comme l’Arabie saoudite, la Libye, le Qatar, l’Émirat d’Abu Dhabi et l’Égypte, entre autres ; dans le second groupe, le Japon, la Chine, l’Inde, la Corée, les États-Unis. Ils se caractérisent par la disponibilité de liquidités à placer et leur forte inquiétude par rapport aux tensions du marché des produits alimentaires. Ces pays ont choisi d’assurer un approvisionnement permanent, sécurisé et bon marché, en prenant le contrôle d’exploitations agricoles dans d’autres pays. Leurs responsables parcourent le monde, à la recherche de terres agricoles fertiles.

Le Qatar a déjà acheté 200 000 hectares à Khartoum pour nourrir du bétail. L’Arabie saoudite et l’émirat d’Abu Dhabi négocient. La même Arabie saoudite est prête à débloquer 100 millions de dollars pour investir dans des fermes en Égypte, en Turquie et même en Ukraine. Le Cambodge loue ses rizières au Koweït. La Corée du Sud a jeté son dévolu sur la Mongolie. En 2006, Pékin a signé des accords de coopération agricole avec plusieurs États africains qui lui ont déjà permis d’installer 14 fermes expérimentales en Zambie, au Zimbabwe, en Ouganda et en Tanzanie. Les firmes d’investissement américaines Jarch Capital et Nile Trading ont acquis pour exploitation respectivement 400 000 ha et 600 000 ha, au sud Soudan (Grain 2011, Litalien, 2012,). En novembre 2008, Daewoo Logistics a annoncé des négociations pour un bail emphytéotique de 99 ans pour deux concessions à Madagascar l’une de 1 million d’hectares et l’autre de 120 000 hectares. La première était destinée à la production de 5 millions de tonnes de maïs par an et la seconde à l’huile de palme, avec une main-d’œuvre sud-africaine, pour le marché sud-coréen. L’échec de cette transaction avec le gouvernement malgache a contribué à médiatiser le phénomène d’accaparement des terres à l’échelle mondiale. Hyundai serait en voie de mettre la main sur 10 000 ha de terres agricoles au Brésil pour produire du soja destiné notamment à la Corée du Sud; Mitsui, l’une des plus grandes sociétés japonaises, aurait pris le contrôle de la compagnie Multigrain ainsi que des 100 000 ha qu’elle détient, pour y faire pousser du soja destiné au Japon; et Olam, un des chefs de file de l’agroalimentaire à Singapour, aurait acquis au Gabon 300 000 ha pour produire de l’huile de palme (GRAIN, 2011b). Il est encore difficile d’évaluer le phénomène au niveau mondial, ni même au niveau des pays à cause de l’opacité des transactions. Un rapport de la Banque Mondiale a toutefois estimé qu’entre 2008 et 2009, 60 millions d’hectares de terres arables ont été cédées à l’échelle mondiale. Des chiffres plus récents révisent ceux de la Banque Mondiale à la hausse, estimant qu’entre 2001 et 2011, les contrats de cessions des terres ont porté sur 228 millions d’hectares (Litalien 2012 ; Chouquer op. Cit.).

La terre est devenue un enjeu économique et social de niveau mondial, mais aussi une matière première capitale, stratégique, objet de spéculation et une ressource que de plus en plus de pays s’arrachent. Sur un plan purement stratégique, elle permet aux pays riches de sécuriser leurs approvisionnements mais elle apporte également aux pays pauvres les ressources financières nécessaires à leur développement et à la réduction de la faim. La FAO, en 1996, s’est fixée pour objectif de réduire de moitié la faim à l’horizon 2015. Elle estime qu’il faudrait mobiliser au moins 30 milliards de dollars supplémentaires par an pour atteindre cet objectif. Les États du Sud, pour des raisons diverses ne peuvent pas financer ce programme. Les capitaux que les pays riches dégagent pour investir dans l’agriculture des pays pauvres présentent un certain attrait pour ces derniers. Certains pays au sud l’ont compris, qui procèdent déjà à des réformes foncières pour adapter leur législation à la tactique de captation de cette manne financière. L’accaparement des terres est donc perçu comme une stratégie de développement et de coopération nord sud du type gagnant/gagnant. Ce mécanisme peut également comporter des aspects positifs tels un transfert de technologies qui stimule l’innovation et des augmentations de la productivité; des améliorations de la qualité, la création d’emplois; des effets d’entraînement en aval et en amont et des effets multiplicateurs grâce à l’emploi de main d’œuvre locale ainsi que d’autres contributions. Une augmentation des disponibilités alimentaires aussi bien pour le marché national que pour l’exportation est même possible. Toutefois, ces investissements peuvent-ils réellement contribuer à réduire la faim dans les pays pauvres ?

Du fait de sa faible densité de population et de la diminution des moyens affectés aux problèmes de développement, l’Afrique est rapidement apparue comme la cible privilégiée des demandeurs de terres. Plus de la moitié des populations de ce continent vit de façon précaire, de l’agriculture et de l’élevage. Les ventes de terres agricoles à des investisseurs internationaux n’y sont donc pas sans risque. En tout cas elles posent un problème éthique de premier ordre : Les États comme le soudan et l’Éthiopie qui cèdent leurs terres sont parmi ceux dont la population souffre le plus de la faim. Par ailleurs, la cession de grands espaces fonciers peut entraîner des expropriations qui compromettent les moyens de subsistance des populations locales et induisent assez souvent une utilisation non durable des ressources. Les bénéfices attendus suffisent-ils justifier les effets négatifs induits par ce phénomène ?

L’accaparement est rendu possible en Afrique par la porosité ou la faiblesse du droit foncier (systèmes fonciers, politique foncière, lois foncières) (Collart Dutilleul F. 2011). C’est donc dans celui-ci qu’il faut chercher tout à la fois les causes et les principales solutions. Pour ces pays, la préservation de la domanialité fait des paysans des « squatters » sur leurs terres, s’ils n’ont pas de titre de propriété (Alden Willy L 2011). Or l’agriculture de ces « squatters » leur a permis de vivre et de nourrir leurs familles et les habitants en croissance exponentielle des villes. Elle a donné à des pays comme le Cameroun, une autosuffisance alimentaire aujourd’hui menacée.

Les instances économiques internationales proposent de passer à la sécurité alimentaire. Or, les crises alimentaires et financières ont déjà hypothéqué la mise en œuvre du concept de sécurité alimentaire dans le continent ; l’accaparement des terres vient aggraver et réduire les marges de réaction des États. Quels en sont les conséquences sur la production alimentaire au sud du Sahara ? Le Cameroun, n’échappe pas à cette nouvelle colonisation qui touche le secteur primaire africain.

L’accaparement des terres n’est pas un nouveau phénomène au Cameroun. Dans le temps, Il a touché autant les zones rurales qu’urbaines. Pendant la colonisation les Allemands avaient distribué des concessions en milieu rural à leurs ressortissants pour cultiver du palmier à huile, de l’Hévéa et des bananes, afin d’approvisionner les industries et les populations des pays riches. Ces plantations ont été reprises par la société UNILEVER qui les a étendues et diversifiées ; En zone urbaine, le cas le plus emblématique d’accaparement est l’expropriation du plateau Joss, à Douala, pour installer le centre administratif allemand. Juste après l’indépendance, le pays s’est lancé dans la création de grandes plantations pour accélérer le processus d’industrialisation.

C’est ainsi qu’à la suite des concessions coloniales, l’État a créé des agro-industries pour la production et le traitement de canne à sucre, (SOSUCAM et CAMSUCO) de palmier à huile (SOCAPALM) d’hévéa (HEVECAM) et de banane. Les terres pour la création de ces entités ont été prélevées sur le potentiel des populations mais dans des régions à faible pression démographique. La crise économique de 1986, met l’État en cessation de paiement. Les dispositifs mis en place pour accompagner sa politique de développement sont démantelés. Les institutions financières internationales, créancières du pays interviennent alors et recommandent un ajustement structurel, dont le premier effet est le retrait de l’État du domaine de la création des entreprises et la privatisation de ses avoirs agroindustriels. Cette privatisation qui s’accompagne d’une prise de contrôle de la terre peut-elle rentrer dans le concept d’accaparement ?

La situation économique du pays se traduit par la perte de l’autosuffisance alimentaire dont il s’enorgueillissait et par une crise financière, dont il a du mal à se relever. Avec 20 millions d’habitants et une population urbaine en croissance exponentielle (50% de la population totale), avec l’ouverture des frontières régionales qui fait peser sur le paysan camerounais l’approvisionnement des populations urbaines de la région, et l’absence de voies de communication pour relier efficacement les lieux de production aux lieux de consommation, le déficit alimentaire est devenu plus visible.

L’agriculture paysanne a montré ses limites. Pendant longtemps, elle s’est caractérisée par de faibles investissements, une prépondérance des techniques artisanales, une faible productivité et une stagnation de la production. La capacité du pays à réduire ce déficit est hypothéquée par la crise économique. Par ailleurs, son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce, qui recommande de ne pas subventionner l’agriculture constitue un handicap dans la mise en œuvre de sa politique sectorielle. Pour résoudre cette équation, le gouvernement propose de moderniser le secteur en passant à l’agriculture productiviste. Il pense ainsi produire suffisamment pour éloigner le spectre de la faim et équilibrer sa balance des paiements. Il encourage de ce fait l’émergence d’entrepreneurs et la prise de terres par ces derniers. Depuis le début de cette politique, on assiste à un véritable engouement des citadins pour le foncier rural. Ils achètent et immatriculent des terres au détriment des paysans. Or si les citadins immatriculent des terres, ils n’ont pas plus de moyens à mettre dans l’agriculture que les paysans, et ceux que l’État peut mettre à leur disposition sont limités. Ceci rend le pays sensible aux capitaux qui viennent des pays riches pour doper son agriculture.

Depuis 2008, les conséquences de la crise alimentaire se font durement ressentir au Cameroun et contraignent les politiques publiques. Ils se manifestent par une dégradation de la situation alimentaire du pays, qui se traduit par la malnutrition, la sous-alimentation et des carences diverses issues de ces deux maux. En 2010 22% de la population totale sont en situation de sous-alimentation ; 36% des enfants âgés de moins de cinq ans souffrent d’un déficit de croissance et environ 17% souffrent d’une insuffisance pondérale. Pour la même année, le taux de mortalité infantile se situe à 136 pour 1000 naissances vivantes. Cette situation préoccupe le gouvernement qui invite alors les investisseurs étrangers à se joindre aux acteurs économiques nationaux et à lui dans la lutte pour un développement durable et la lutte contre l’insécurité alimentaire. Cette disposition a ouvert le pays aux sollicitations diverses d’acteurs extérieurs et nationaux.

Deux tendances s’individualisent axées l’une sur le vivrier et l’autre sur les plantes oléagineuses. Dans le premier cas, la Chine a obtenu 10000 ha pour produire du riz à Nkoteng, le groupe Forbes Energy Cameroon (FEC) envisage une plantation pilote de près de 2500 ha de manioc et son extension à 100000 ha dans un avenir proche, avec l’élargissement des spéculation à la pomme de terre et au Sorgho ; Dans la partie septentrionale du ays, le Ministère de l’agriculture et du développement rural a signé des accords avec Afriland, Fadyl, GIC Kawtal Ndemri et de la Société Green Land et Radem pour la production de Maïs sur une superficie totale de 7 500 ha ; la Société agro- industrielle de la Bénoué (SAIB) a relancé ses activité avec la résolution de problèmes fonciers et envisage de produire du Riz et du Maïs sur près de 150 ha pour chacune des cultures.

Pour la filière Palmier à huile, des dossiers ont été soumis par plusieurs multinationales Les groupes américains Solaris et Sithe Global ont obtenu respectivement 94 000 ha et 50 000 ha dans le Sud-Ouest pour la production de l’huile de palme ; les Malaisiens de Sime Darby sollicitent 500000 ha pour le palmier à huile et l’hévéa ; le groupe Harison Malayalam Ltd (20 000 ha), la Société agro-industrielle Sud Cameroun Hévéa (25 000 ha, dont le premier hévéa a été planté le 17 mai). Plantation SDN (300 000 ha) dans le Littoral et le Sud-Ouest, Biopalm (200 000 ha) dans le Sud.

Des sociétés brassicoles tâtent le terrain pour savoir s’il est possible de ne plus dépendre des achats de houblon européen en le produisant sur place. Les sociétés déjà implantées cherchent également à accroître leurs superficies ; La PAMOL envisage une extension de ses plantations du Sud-Ouest dans la zone de Bakassi sur une superficie de 5 000 ha. Cameroon Development Corporation (CDC), a entrepris l’extension de ses plantations de palmier à huile, de banane et d’hévéa dans les vallées du Ndian et du Fako sur une superficie d’environ 2 500 ha cette extension pourrait entrainer la création de 100 000 ha de palmeraies villageoises. Ces sociétés avancent que les investissements produiraient dans le pays des effets d’entraînement non négligeables. D’abord, ils procureraient de la nourriture et permettraient de lutter efficacement contre la faim, ensuite, l’apport technologique profiterait également au paysan local et ensuite, la mise en place de ces plantations procurerait du travail aux paysans.

Le gouvernement, sensible à ces arguments s’apprête à donner suite aux investisseurs étrangers en organisant cette colonisation légale. Pour cela la loi foncière de 1974 lui en donne les moyens. Avec le régime domanial et la maîtrise qu’il aurait sur le domaine national, il dispose d’une grande latitude pour attirer les investisseurs. Or pour l’État, les populations qui occupent le domaine national sont considérées comme n’ayant aucun droit dessus. Elles peuvent donc être délogées au bénéfice des investisseurs étrangers et ne pas être correctement indemnisées. Au-delà des enjeux alimentaires et économiques, se pose la question de l’agriculture locale, de la sécurité alimentaire, de la souveraineté alimentaire et de l’avenir des paysans. Avec le passage à l’agriculture productiviste liée à la présence des grands groupes capitalistes, l’agriculture familiale est comme disqualifiée et bon nombre de “petits” paysans sont laissés pour compte. Les accaparements et l’intensification de l’agriculture remettent sur le devant de la scène la question du libéralisme dans les produits alimentaires et de ce fait même dans l’agriculture. Ils interrogent la question foncière et celle de la préservation de l’environnement. Ce travail laissera de côté les questions liées aux organismes génétiquement modifiés pour se concentrer sur la question des aliments et de l‘environnement.

Ces demandes interviennent dans un contexte particulier : les zones de forêts sollicitées ont déjà fait l’objet d’un aménagement qui tient compte plus ou moins des problématiques de la conservation de la biodiversité et de la lutte contre le réchauffement climatique. La zone forestière qui fait l’objet des sollicitations est déjà fortement aménagée. Des pans entiers sont mis en défens ou intégrés dans le régime des forêts domaniales ‘(unités forestières d’aménagement, réserves de faune et de forêt) donc propriété de l’État. Ces investissements concernent également le secteur minier que la crise des matières premières a dopé. Les mines, qui hier étaient jugées non rentables, ont acquis une valeur qui leur fait dépasser le seuil de rentabilité. Des sociétés se bousculent également pour solliciter des brevets de recherches et d’exploitation. Ceux-ci se traduisent par de larges superficies occupées, dont les activités nouvelles bousculent les précédentes et créent des conflits d’utilisation des terres. Dans certaines régions où ces opérations ont eu lieu, les populations ont réagi vivement en empêchant la privatisation comme dans le Sud-Ouest, ou en manifestant bruyamment comme à Mbandjok pour se faire entendre et obtenir une réparation équitable.

Des concepts en évolution constante

Accaparement des terres

« Le processus par lequel les grandes puissances, les privés étrangers ou les hommes d’affaires nationaux accèdent à la terre, dans les pays du sud notamment, pour produire et exporter dans les pays industrialisés.» cette définition partielle et très orientée vise essentiellement les grands groupes et le phénomène d’externalisation de la production dans l’agriculture. Les associations de paysans considèrent que les accaparements prennent des formes variées ; l’expulsion des veuves et des orphelins de leurs terres sont considérées par elles comme des cas d’accaparement, ainsi que les prises de terres par des entrepreneurs agricoles locaux. Bref, tous ceux qui ne vivent pas de la terre et qui se font établir des titres fonciers au détriment des paysans sont coupables d’accaparement.

Cette définition a le mérite de considérer le phénomène dans toute sa dimension.

L’accaparement est un concept péjoratif. Certains auteurs proposent à sa place celui d’acquisition des terres à grande échelle, qui a le mérite de ne pas mettre en avant la violence du phénomène. Cette étude se propose également de reconsidérer le concept d’accaparement. Derrière ce jeu de mot se profile un conflit dont l’objectif est l’approvisionnement des populations en vivres. Cette politique se décline dans des concepts qui ont évolué en fonction des intérêts mondiaux : l’autosuffisance alimentaire, la sécurité alimentaire et la souveraineté alimentaire.

De l’autosuffisance alimentaire à la souveraineté alimentaire

Le concept de “souveraineté alimentaire”, développé et présenté pour la première fois par le mouvement social et paysan international “Via Campesina” lors du sommet de Rome sur l’alimentation, organisé par la FAO en 1996 est l’aboutissement d’un long processus démocratique et la prise en compte des intérêts des minorités faces au libéralisme. Le monde est passé de l’autosuffisance alimentaire à la souveraineté alimentaire en passant par la sécurité alimentaire. Chacun de ces concepts correspond à un moment de la construction des États et de ses rapports avec le monde occidental. Dès le départ, les pays nouvellement indépendants, confrontés à la problématique de construction des États-nations, veulent des économies nationales fortes.

Chaque secteur doit apporter son soutien à cette politique. Le concept d’autosuffisance alimentaire traduit cette vision politique sur le plan de l’alimentation. Elle se traduit par la mise en place des structures d’appui à la production et à la commercialisation des produits agricoles. Cette période se traduit aussi par une prolongation de la structure de production héritée de la colonisation, avec un soutien aux productions d’exportation au détriment des cultures vivrières, une intervention de l’État dans l’encadrement des producteurs. Dès la décennie 1980, les crises financières, frappent les États africains. Elles sont liées à la fin de la bipolarité et à la diversification des fournisseurs des produits agricoles sur le marché européen. La spéculation qui suit cette diversification des fournisseurs baisse les prix des matières premières et réduit les recettes des États les mettant en situation de cessation de paiement. C’est la période des ajustements macro-économiques et financiers qui ne vont pas épargner les domaines de l’agriculture et de l’alimentation accélèrent l’intervention des bailleurs de fonds sur le continent africain et beaucoup d’États sont mis sous ajustements structurels à l’ouverture des frontières et l’autosuffisance alimentaire cède le pas à la sécurité alimentaire.

Les années 80 vont sonner le glas des ambitions d’autosuffisance alimentaire déclinées à l’échelle nationale. A nouveau, la question alimentaire va se traiter dans un cadre plus englobant et n’échappera pas aux prescriptions du Consensus de Washington qui fonde les programmes d’ajustement structurel en général et des PAS pour le secteur agricole, en particulier. L’autosuffisance alimentaire va dès lors laisser la place à la sécurité alimentaire. De politique, le concept devient technique et s’inscrit dans le contexte de libéralisation externe (démantèlement des protections aux frontières) et interne (retrait de l’État de la production et de la gestion des marchés) des économies. La “sécurité alimentaire” est une situation qui garantit à tout moment à une population, l’accès à une nourriture à la fois sur le plan qualitatif et quantitatif. Elle doit être suffisante pour assurer une vie saine et active, compte tenu des habitudes alimentaires. Elle dépend de: disponibilité (démographie, surfaces cultivables, production intérieure, productivité, capacité d’importation, de stockage, aide alimentaire, etc.), accès (pouvoir d’achat, fluctuation des prix, infrastructures disponibles, etc.), stabilité (des infrastructures, climatique, politique, etc.) : salubrité et qualité (processus de transformation, transport, hygiène, accès à l’eau, etc.).

La question de savoir qui produit la nourriture nécessaire à l’alimentation de la population devient secondaire. Alors que l’autosuffisance privilégiait une vision fondée sur les disponibilités agricoles nationales, la sécurité alimentaire met en avant quatre dimensions : la disponibilité des vivres, l’accessibilité des ménages et des individus à l’alimentation, le fonctionnement et la stabilité des marchés, et l’utilisation des aliments (dimension nutritionnelle et sanitaire). Alors que l’autosuffisance alimentaire faisait primer les moyens par rapport à la finalité, la sécurité alimentaire privilégie la finalité – l’accès à l’alimentation de chacun – sur les voies et les moyens permettant d’y parvenir. La sécurité alimentaire pourra être atteinte en combinant production locale, importations et aides alimentaires.

La notion de souveraineté alimentaire est clairement mise en avant par les mouvements paysans et les ONG pour contester la libéralisation croissante des échanges agricoles et la dépendance alimentaire à l’égard des importations. Les déclarations de ces mouvements mettent parfois en avant une conception qui exprime une volonté de repli sur les espaces nationaux et dans d’autres cas mettent en avant le refus du dumping, et la nécessité de doter le commerce mondial de règles équitables et d’organisations de marché.

Dans le premier cas, la souveraineté alimentaire ne semble finalement qu’une nouvelle formulation de l’autosuffisance alimentaire. Dans le deuxième cas, l’approche prend en compte l’interdépendance des économies agricoles et alimentaires et met l’emphase sur la définition de règles du jeu équitables. Deux perspectives assez sensiblement différentes, et que la définition couramment admise ne clarifie pas complètement.

En 2001, Via Campesina a précisé la définition qu’elle donne de la souveraineté alimentaire :

« la souveraineté alimentaire est le droit des peuples de définir leurs propres politiques en matière d’alimentation et d’agriculture, de protéger et de réglementer la production et le commerce agricoles intérieurs afin de réaliser leurs objectifs de développement durable, de déterminer dans quelle mesure ils veulent être autonomes et de limiter le dumping des produits sur leurs marchés »

La souveraineté alimentaire implique de :

– donner la priorité à la production par les exploitations paysannes et familiales de denrées pour les marchés intérieurs et locaux, selon des systèmes de production diversifiés et écologiques ;

– veiller à ce que les agriculteurs reçoivent le juste prix pour leur production, afin de protéger les marchés intérieurs des importations à bas prix relevant du dumping ;

– garantir l’accès à la terre, l’eau, aux forêts, aux zones de pêche et aux autres ressources à la faveur d’une véritable redistribution ;

– reconnaître et promouvoir le rôle des femmes dans la production de denrées alimentaires et veiller à ce qu’elles aient un accès équitable aux ressources productives et qu’elles en aient la maîtrise ;

– veiller à ce que les communautés aient le contrôle des ressources productives par opposition à l’acquisition par des sociétés des terres, de l’eau, des ressources génétiques et d’autres ressources ;

– protéger les semences, base de la nourriture et de la vie elle-même, et veiller à ce que les agriculteurs puissent les échanger et les utiliser librement, ce qui suppose le refus des brevets sur la vie et l’adoption d’un moratoire sur les cultures génétiquement modifiées ; investir des fonds publics à l’appui des activités productives des familles et des communautés, en mettant l’accent sur l’autonomisation, le contrôle local et la production de nourriture pour la population et les marchés locaux…

Considérant que le rôle des paysans est de nourrir en priorité leurs concitoyens, la souveraineté alimentaire nécessite le développement et la protection d’une agriculture familiale et des marchés de proximité moyennant, si nécessaire, des protections tarifaires. Elle est donc en rupture totale avec les orientations libérales mises en œuvre par l’Organisation mondiale du commerce.

Complémentaire du concept de sécurité alimentaire qui concerne la quantité d’aliments disponibles, l’accès des populations à ceux-ci, l’utilisation biologique des aliments et la problématique de la prévention et gestion des crises, la souveraineté alimentaire accorde en plus une importance aux conditions sociales et environnementales de production des aliments. Elle prône un accès plus équitable à la terre pour les paysans pauvres, au moyen si nécessaire d’une réforme agraire et de mécanismes de sécurisation des droits d’usage du foncier.

Au niveau local, la souveraineté alimentaire favorise le maintien d’une agriculture de proximité destinée en priorité à alimenter les marchés régionaux et nationaux. Les cultures vivrières et l’agriculture familiale de petite échelle doivent être favorisées, du fait de leur plus grande efficacité économique, sociale et environnementale, comparée à l’agriculture industrielle et les plantations de grande échelle où travaillent de nombreux salariés. La place et le rôle des femmes sont privilégiés.

La souveraineté alimentaire privilégie des techniques agricoles qui favorisent l’autonomie des paysans. Elle est donc favorable à l’agriculture biologique et à l’agriculture paysanne. Elle refuse l’utilisation des plantes transgéniques en agriculture.

Le concept de souveraineté alimentaire fait l’objet d’une réflexion critique au sein même du mouvement altermondialiste qui lui reproche d’être trop axé sur la dimension nationale et internationale du problème et de laisser de côté la dimension locale et son articulation avec les autres niveaux. Toutefois, le concept de souveraineté alimentaire est considéré par la plupart de ses promoteurs comme prenant en compte en priorité le droit des populations locales à définir leurs politiques agricoles et alimentaires. Les altermondialistes opposés au concept de souveraineté alimentaire regrettent également qu’il soit essentiellement défini par rapport aux problèmes de la production agricole et de l’élevage, alors que la question alimentaire touche bien d’autres domaines comme la gestion des forêts, des ressources halieutiques, de l’eau. Cette question ne concerne donc pas seulement les agriculteurs, mais l’ensemble de nos sociétés. Enfin, les mondialistes déplorent le renforcement des nationalismes auquel peut conduire un concept qui peut mener à une politique d’autarcie et de fermeture. Les mouvements sociaux et organisations paysannes les plus favorables à la souveraineté alimentaire sont aussi ceux qui contestent le plus la libéralisation du commerce des produits agricoles et alimentaires. La plupart combattent l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et estiment qu’elle n’est pas légitime pour traiter des produits agricoles et alimentaires.

Ces différences d’appréciation illustrent le fait que le « périmètre » du concept de souveraineté alimentaire reste encore imprécis, oscillant entre une version assez modérée qui se définit essentiellement comme la nécessité de protéger suffisamment les agricultures en développement (préférence communautaire), et une version qui prône une alternative profonde au modèle de développement agricole actuel (systèmes de production, insertion dans l’économie internationale) combinée avec une protection forte. Selon le degré de préférence communautaire recherché, le niveau et les instruments de protection vont varier considérablement.

Conclusion

Les stratégies d’accaparement des terres qui mettent en scène des processus spéculatifs d’acquisition expansive des terres par différents intérêts mêlant esprit d’entreprise et mentalité affairiste, provoquent une véritable ruée de type colonial sur les pays du Sud ; laquelle ruée entraîne une captation des terres compromettant la mise en place de démarches collectivement coordonnées de sécurité et de souveraineté alimentaires, du fait de l’écrasement des agricultures familiales.

Les stratégies d’accaparement des terres soumettent les pays du Sud à de nouvelles formes de colonisation passant par l’acquisition complaisante de concessions foncières qui entraînent la désappropriation non seulement des communautés locales et familiales mais aussi des États ainsi dépossédés.

Les stratégies d’accaparement des terres associées à des politiques vénales de concession néocoloniale des patrimoines fonciers des États, contribuent à la fragmentation du territoire national comme un des aspects essentiels de la souveraineté nationale.

 

 

 

 

 

 

 

 

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